Un autre article bien intéressant de Semih Idiz qui compare les développements en cours au Proche Orient au Grand Jeu qui désignait la compétition géostratégique entre la Russie tsariste et le Royaume Uni pour le contrôle de l’Asie occidentale et de ses ressources minières.
Selon Semih Idiz, c’est en effet un nouveau Grand jeu qui se déroule en ce moment au Proche Orient et dont l’objet justement est le contrôle des ressources gazières sous-marines, ce contrôle portant moins sur l’extraction de la ressource proprement dite que sur son acheminement vers les pays consommateurs.
Et il se trouve que d’importants gisements de gaz ont été découverts dans la région, dans la zone maritime de la Palestine usurpée par l’entité sioniste et à Chypre que l’auteur de l’article désigne comme la Chypre grecque (pourtant le droit international ne reconnaît qu’un seul Etat chypriote).
Toujours selon Semih Idiz, c’est l’exploitation de ces ressources qui a dicté le récent rapprochement spectaculaire entre le gouvernement turc et le régime sioniste, ce dernier ayant présenté ses excuses pour l’assassinat de 9 ressortissants turcs (dont un turco-américain) qui étaient à bord du navire humanitaire Mavi Marmara.
Les autorités d’Ankara pensent que la Turquie peut jouer un rôle de puissance dominante dans la région grâce aux performances de l’économie turque et à l’emplacement stratégique du pays, lieu de transit obligé ou presque des ressources en hydrocarbures du Levant et du Caucase destinées aux marchés européens.
Pour qu’Ankara puisse rafler la mise, il importe cependant de résoudre les conflits en cours. C’est en partie le sens de la démarche de Recep Tayyip Erdogan à l’égard des séparatistes du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), d’un règlement de la question chypriote et du rabibochage avec l’entité sioniste.
On aurait tort d’être trop optimiste sur le règlement du dossier kurde. En effet, même si on parvenait à concevoir l’idée d’un PKK qui aurait renoncé, même provisoirement, à ses objectifs nationaux, la conséquence en serait l’accroissement de l’influence turque dans le Kurdistan irakien ou un renforcement de l’autonomie de cette province vis-à-vis des autorités de Bagdad. Le résultat en serait alors une crise interne majeure en Irak et une montée des tensions entre Bagdad et Ankara.
Sur la question chypriote, l’auteur de l’article semble avoir oublié que l’île est en partie occupée par l’armée turque en dehors de toute légalité internationale. C’est donc bien au gouvernement turc de lâcher du lest pour se conformer au droit, et pas au gouvernement de Chypre.
C’est là une question de souveraineté nationale sur laquelle aucun chef d’Etat chypriote ne pourra transiger au nom d’avantages économiques sous peine d’être écarté du pouvoir par la voie des urnes ou par la rue.
Ce que je viens d’observer pour Chypre vaut aussi pour la Palestine et l’entité sioniste. Certains tablent en effet sur un abandon par les palestiniens du recouvrement de leurs droits nationaux. C’est le cas du régime sioniste bien sûr, d’un certain nombre de puissances occidentales mais aussi d’Etats musulmans comme le Qatar, la Jordanie ou l’Arabie saoudite. Les palestiniens seraient alors amenés à accepter de vivre dans des bantoustans, peut-être même l’unique bantoustan de Gaza tandis que le patrimoine islamique de Jérusalem serait administré au titre de sainte relique par la Jordanie et les pétromonarchies. Pour finir, les Palestiniens seraient appelés à s’établir dans d’autres pays arabes, une suggestion faite depuis longtemps par les sionistes.
Pour l’instant, aveuglé par le flot de dollars, le Hamas semble marcher dans cette combine et ne manque aucune occasion de faire savoir à ses tuteurs aristocratiques qu’il est leur serviteur dévoué.
Mais comme dans le cas de Chypre, et comme dans toutes les situations coloniales, les Palestiniens ne renonceront jamais à leurs droits nationaux d’autant qu’ils sont face à un Etat sioniste qui est fondamentalement anormal et dont seul un naïf peut penser qu’il se comportera un jour normalement.
par Semih Idiz, Al-Monitor Turkey Pulse 5 avril 2013 traduit de l’anglais par Djazaïri
Avec des réserves gazières estimées à des milliards de mètres cubes, la Méditerranée orientale, appelée aussi «Bassin du Levant", se transforme lieu d’une version contemporaine du "Grand Jeu" du 19ème siècle, qui peut aussi bien agir comme catalyseur pour la paix que contribuer à de nouvelles tensions dans une région déjà en proie à des conflits.
L’événement capital à cet égard est s’est produit le 30 mars, une date historique qui a vu le gaz naturel du champ de Tamar au large d’Israël, s’écouler vers le territoire israélien, donnant ainsi le coup d’envoi à un processus qui va non seulement rendre l’Etat juif largement indépendant en matière d’énergie mais en faire un fournisseur important pour les marchés européens.
Le champ gazier de Tamar, découvert seulement en 2009, recèlerait 250 milliards de mètres cube de gaz et est le plus petit des deux champs gaziers sous-marins d’Israël, le plus gros étant Léviathan dont les réserves sont estimées à 425 milliards de mètres cube mais qui n’a pas encore été développé.
Les deux principaux partenaires dans l’exploitation du champ gazier, l’entreprise texane Noble Energy et la société israélienne Delek Energy, seraient en train d’essayer d’obtenir le feu vert du gouvernement israélien pour exporter la plus grande partie du gaz, étant donné que la demande en Israël est insuffisante rentabiliser le développement de Léviathan.
Et c’est à ce stade que la Turquie, qui est déjà un espace de transit énergétique important pour le pétrole de la Caspienne et d’Irak, et qui a consolidé sa position grâce à des accords pétroliers récents avec le Gouvernement Régional du Kurdistan dans le nord de l’Irak, entre dans le «Jeu » en tant qu’acteur essentiel. La Turquie est un pays qu’Israël ne peut évidemment ignorer dans sa démarche visant à trouver la route la plus rentable pour exporter son gaz.
Avec une économie dont la croissance est parmi les plus rapides du monde, la Turquie a des besoins énergétiques en augmentation et représente donc un client stable pour le gaz israélien. Il n’est donc pas surprenant d’entendre dans les milieux diplomatiques des sous-entendus sur le rôle qu’a aussi joué «le facteur énergétique» dans les excuses récemment présentées par Israël pour son raid meurtrier de 2010 contre le Mavi Marmara, un navire humanitaire turc
Le fait que les excuses israéliennes interviennent au moment où on s’y attendait le moins offre un nouvel exemple de la manière dont des intérêts communs vitaux peuvent aider à surmonter des différences. Ce qui est proposé aujourd’hui, c’est la réalisation d’un gazoduc sous-marin reliant la côte turque à Israël qui sera connecté à l’infrastructure existante en Turquie.
Le groupe Zorlu, un conglomérat turc qui a des investissements significatifs en Israël, ferait du lobbying auprès des deux gouvernements pour ce contrat. Le ministre turc de l’énergie, Taner Yildiz, a suggéré dans des propos récemment tenus dans les médias turcs, que cette idée ne laisse pas Ankara indifférent. Indiquant que cette route est en fait la seule faisable pour Israël, Yildiz a néanmoins ajouté que le projet ne pourra être réalisé qu’après un rapprochement complet avec Israël.
- Gisements de gaz de le bassin oriental de la Méditerranée
Israël avait d’abord envisagé de transporter son gaz vers l’Europe via la partie grecque de Chypre et la Grèce. Le piteux état des relations israélo-turques et le fait que Noble Energy est engagée dans des activités de forage et d’exploration au large des côtes chypriotes semblait aussi orienter les choses dans cette direction.
Des analystes, faisant écho aux réserves de Yildiz, considèrent cependant que la route par la Grèce et Chypre serait la plus coûteuse sur le long terme. Ils ajoutent que le marasme économique dans ces deux pays est aussi un facteur de découragement. On ne sera donc pas surpris si l’effort de rapprochement turco-israélien a rendu nerveux le gouvernement chypriote grec car il pourrait signifier concrètement sa sortie de l’équation.
Des propos comme ceux du spécialiste de l’industrie pétrolière Jen Alic de «Oilprice.com» viennent ajouter aux préoccupations chypriotes grecques. Alic a signalé dans un article récent que le gouvernement chypriote grec peut bien penser être assis sur des réserves de 600 milliards de mètres cubes de gaz mais, ajoutait-il, «Ce ne sont pas des réserves prouvées et leur viabilité commerciale pourrait attendre des années.»
Selon Alic, “Dans le scénario le plus favorable, la production pourrait commencer dans cinq ans. Les exportations seraient plus lointaines encore, certains spécialistes évoquant 2020 comme année de départ. La question de savoir si les chypriotes grecs peuvent se permettre d’attendre aussi longtemps reste ouverte.
Manifestement préoccupés par les excuses d’Israël à la Turquie, Ioannis Kasoulides, le chef de la diplomatie chypriote grecque, et George Lakkotrypis, ministre chypriote de l’énergie et du commerce doivent se rendre la semaine prochaine en Israël tandis que le président chypriote grec, Nicos Anastasiades est également attendu en Israël à la fin du mois.
Les inquiétudes des chypriotes grecs transparaissent aussi dans un entretien accordé le 3 avril par Kasoulides à l’Associated Press et dans lequel il a observé que les excuses d’Israël à la Turquie «ne signifient pas qu’Israël est obligé de suivre ce que dicte la Turquie dans cette région.» Mais il est évident que ce sont les nécessités et les intérêts économiques qui dictent les choix présentement.
Il y a ceux qui, comme Tim Ash, le chef économiste du Standard Bank Group pour les marchés émergents, qui disent qu’il devrait en aller de même pour Chypre. Ash pense que leur débâcle économique donne aux chypriotes grecs une occasion de relancer les discussions pour un règlement du problème de Chypre et d’ouvrir la porte à une coopération économique avec la Turquie.
Un tel règlement ouvrirait évidemment au gaz chypriote la route turque que le ministre de l’énergie Yildiz considère comme étant la seule route viable vers l’Europe pour ce gaz. Mais le gouvernement chypriote grec ne semble pas l’entendre de cette oreille. Kasoulides a indiqué dans son entretien avec AP que leurs réserves sous-marines étaient suffisamment importantes pour l’installation d’une usine de traitement sur l’île qui exporterait en Europe qu’Israël décide ou non d’être partenaire.
Il a aussi minimisé les propositions d’un transit du gaz chypriote par la Turquie, affirmant que cette modalité serait «trop limitative» dans la mesure où le gaz naturel liquéfié «peut être vendu à l’est et à l’ouest, au nord et au sud.» Une source au ministère turc des affaires étrangères, s’exprimant sous condition d’anonymat, a déclaré à Al-Monitor que de tels propos ne font que refléter l’entêtement des chypriotes grecs devant la réalité.
Le gouvernement chypriote grec se trouve cependant devant un problème de taille avec la Turquie. Ankara insiste pour dire que les chypriotes turcs ont une part égale des réserves sous-marines de gaz et a fait savoir sa détermination à ce que la partie grecque de Chypre n’ait pas le monopole de la souveraineté sur elles. Pour le prouver, Ankara vient d’exclure le géant pétrolier italien ENI de tous les projets en Turquie à cause de sa coopération sur ces réserves de gaz avec le gouvernement chypriote grec.
Le fait est qu’Ankara peut donner de fortes migraines au gouvernement chypriote grec à un moment où il n’en a vraiment pas besoin, compte tenu de l’importance croissante de la Turquie comme plaque tournante de la circulation de l’énergie que les grandes compagnies ne peuvent pas se permettre d’ignorer. On espère chez les diplomates que le gouvernement chypriote grec va finir par se rendre compte des avantages d’un règlement de la question chypriote et de la coopération avec la Turquie dans le domaine de l’énergie.
D’un autre côté, un rapprochement turco-israélien ne veut pas dire tout va aller comme sur les roulettes pour les deux pays sils décident de réaliser leur projet commun de gazoduc. Haaretz a récemment cité des sources dans l’industrie qui disent qu’un tel gazoduc devrait passer par les zones d’exclusivité économique du Liban et de la Syrie avant d’arriver en Turquie, ce qui risque de s’avérer problématique.
L’avenir de la Syrie est cependant en jeu en ce moment. Dans le même temps, le Liban est aussi en train de rechercher les immenses réserves sous-marines dont il suppose l’existence dans sa propre zone économique de la Méditerranée orientale. Si elles sont prouvées, ces réserves devront être exploitées dans le cadre d’une coopération internationale.
Une Turquie qui aura scellé ses relations avec Israël au moyen d’un gazoduc stratégique aura toutes les raisons d’utiliser son influence sur le Liban pour le convaincre de rejoindre le réseau de coopération du bassin du Levant dans son propre intérêt pour son développement économique et pour la stabilité de la région.
Dans le contexte actuel, cette perspective peut paraître lointaine, mais il est évident que la région est aujourd’hui au seuil d’évolutions considérables. Il semble donc de l’intérêt bien compris des pays de la région de bien jouer leurs cartes dans ce nouveau «Grand Jeu» qui se déroule à une époque où il est clair que l’énergie peut être une cause de conflit tout comme elle peut être un catalyseur pour ma paix et la coopération.
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Il y a aussi, bien sûr, un angle iranien et un angle russe dans le Grand Jeu du bassin du Levant, sans parler des développements dans l’Irak du nord dont certains penseront qu’ils ont été négligés ici. Mais ils seront l’objet d’un autre article.