Soli Özel dissèque la politique syrienne du gouvernement turc
C’est
toujours intéressant de chercher à comprendre la politique turque dans la
région où ce pays est ancré. En effet, après avoir suscité beaucoup d’espoirs
et d’attentes, la Turquie dirigée par le parti AKP de M. Recep Teyyip Erdogan a
énormément déçu en finissant par retourner dans le giron de l’OTAN.
Curieusement,
le tournant des prises de position turques a été l’intervention en Libye où,
après quelques hésitations, Istanbul avait rejoint les faiseurs de démocratie
Occidentaux et jordano-qataris.
Une
participation somme toute discrète à une opération couronnée de succès comme
l’on sait.
Ce qui
a sans doute encouragé le gouvernement turc a adopter la position qu’on lui
connaît sur le dossier Syrie après avoir été adéquatement stimulé par Alain
Juppé et David Cameron.
Mais la
Syrie n’est pas la Libye. Il y a tout d’abord le fait que la Syrie a une longue
frontière commune avec la Turquie et que comme cette dernière elle comporte des
minorités ethniques ou religieuses dont plusieurs sont présentes en nombre dans
les deux pays : Alaouites, Kurdes, Arabes Sunnites (ces derniers formant
avec les Alaouites la minorité arabe de Turquie). La Turquie comporte en outre
une importante minorité alevie (à ne pas confondre avec les Alaouites de Syrie) qui a clairement fait part de son inquiétude..
Tout ça
pour dire qu’un ébranlement majeur en Syrie ne saurait être sans conséquences sur
la Turquie, surtout avec la mentalité sectaire d’une bonne partie de ceux qui
ont pris les armes contre le gouvernement syrien.
Ensuite,
la Syrie bénéficie de soutiens de poids qui ne se sont jamais démentis, ceux de
l’Iran, de la Russie et de la Chine tandis que d’autres pays tentent de se
débarrasser du carcan mortifère que constitue le groupe dit des «Amis de la
Syrie.»
Et puis
l’armée syrienne, c’est sans doute autre chose que l’armée libyenne qui, si
elle a prouvé sa capacité à réduire les rebelles, n’a rien pu faire devant l’aviation
de l’OTAN. L’équipement de l'armé syrienne est sans doute en bonne
parie obsolète, avec ses nombreux MIG 23 et même MIG 21, mais il est probable qu’elle ferait payer le prix fort au pays même coalisés qui agresseraient la Syrie.
Vaincre
ces pays, c’est une autre affaire…
La
gestion du dossier syrien génère en Turquie un débat qui risque de prendre
encore plus d’ampleur avec le retour au premier plan de la question kurde en lien
avec les développements sur la scène syrienne.
L’universitaire
Turc Soli Özel nous explique l’importance de certains enjeux pour son pays.
Tout en
critiquant sévèrement la démarche moralisatrice adoptée par son gouvernement,
il nous dit benoîtement ignorer les principes qui fondent les prises de
position et les actes de son pays devant la crise syrienne.
Et il
les ignore parce que son gouvernement ne veut pas communiquer à ce sujet
préférant se retrancher derrière des arguments moralisateurs bien commodes pour
faire taire les curieux et les sceptiques.
Soli Özel |
Mais,
dirai-je, la Turquie n’a pas le monopole de ce genre d’attitude puisque nous
voyons qu’en France, quelqu’un de très mal placé pour donner des leçons, nous a
expliqué que Bachar al-Assad n’avait plus sa place sur cette terre !
Des
fous sanguinaires en costume cravate, je vous dis.
La politique syrienne
de l’AKP basée sur la morale ne marche pas, affirme un chercheur universitaire
ISTANBUL- Hürriyet (Turquie) 25 août 2012
Le gouvernement turc a été incapable
d’expliquer à l’opinion quel est l’intérêt national de notre pays dans sa
politique syrienne, ce qui l’a amené à justifier ses actions de manière
insuffisante sur la base de la moralité, selon le chercheur Soli Özel.
L’argument moral ne peut être qu’un aspect d’une politique étrangère mais pas
l’essence de cette dernière,’ dit-il.
La Turquie a perdu le précieux avantage qui
consistait à rester au-dessus de la mêlée des divisions sectaires e la région moyen-orientale,
affirme l’universitaire Soli özel, qui observe que la Turquie s’est désormais
immiscée dans une lutte s ans merci le long de lignes sectaires, c’est là que
sa politique étrangère basée sur des ‘principes moraux’ a été mise en défaut.
La politique étrangère, ce n’est pas la
morale, affirme Özel à propos des déclarations du gouvernement selon lesquelles
il agit moralement, répondant ainsi aux détracteurs de sa politique syrienne.
«Reprocher à ses détracteurs d’être amoraux
est immoral,» a déclaré Özel à Hürriyet au cours d’un récent entretien.
Les leaders d’opinion et les journalistes
semblent polarisés par rapport à la politique du gouvernement sur la
Syrie : une partie lui apporte son soutien inconditionnel, tandis que
l’autre la critique avec vigueur. Où vous situez vous dans ce débat ?
Je refuse de m’exprimer dans les termes
définis par le gouvernement dont la politique est à mon avis tortueuse. Avant
que ce gouvernement découvre que le président Syrien Bachar al-Assad était un
homme malfaisant, il y avait suffisamment de gens dans ce pays qui avaient fait
connaître leurs points de vue, disant ne souffrir les relations avec la Syrie
que sur la base de la Realpolitik mais qu’ils avaient mal au cœur parce que
c’était un régime répréhensible.
Donc, ceux qui critiquent ceux qui critiquent
la politique du gouvernement en insinuant qu’ils soutiennent al-Assad ne disent
pas la vérité, et en essayant de tout enfermer dans un discours moralisateur,
ils se comportent eux-mêmes de manière immorale.
Bachar doit partir, et il partira. La
question n’est pas de savoir si vous soutenez ou pas al-Assad, mais de savoir
si vous gérez correctement votre politique en fonction du contexte régional et
mondial actuel de sorte à atteindre cet objectif dans trop de dégâts – pas
seulement pour le peuple syrien mais aussi pour vos intérêts nationaux ?
Sur ce point, je ne suis pas tout à fait convaincu que le gouvernement ait
poursuivi la bonne politique.
Pouvez-vous développer ? Qu’est-ce qui
vous fait dire ça ?
Nous sommes en ce moment la base pour une
guerre secrète contre le gouvernement d’un pays voisin. Le fait que le
gouvernement de ce pays est illégitime ne change pas le fait que nous sommes ce
que le Honduras était au Nicaragua dans les années 1980. Le régime irakien
était illégitime, mais nous n’avions pas permis l’installation de bases
opérationnelles sur notre territoire pour organiser des attaques contre ce
gouvernement. En fait nous nous enorgueillissons de ne pas avoir collaboré avec
les Etats Unis pour leur guerre contre un autre régime illégitime.
Le soutien ouvert et flagrant à une guerre
secrète contre le régime syrien place la Turquie dans le camp des puissances
sunnites, même si le gouvernement proteste du caractère œcuménique de sa
politique. Le fait que le gouvernement est incapable de convaincre – pas
seulement sa population mais qui que ce soit dans le monde – que sa politique
est œcuménique est quelque chose qui doit nous parler.
Il y a un transfert massif d’armes vers les rebelles
en Syrie via la Turquie. Je ne remets pas en cause la légitimité de la
résistance au régime syrien. Je m’interroge sur les moyens, en matériel et en
discours, qui sont mobilisés pour soutenir cette opposition.
Le résultat net de la politique turque est
que nous avons maintenant des relations inamicales avec l’Iran, qui est
influent en Irak, pays avec lequel nous n’avons pratiquement plus de relations
maintenant. Nous ne sommes pas en phase avec la Russie non plus.
.
C’est un fait que le principe du
zéro-problème nous donne dans les circonstances actuelles l’image d’un pays qui
a des problèmes avec tous ses voisins à l’est et au sud. Je ne vais pas
m’étendre sur ce point.
Je ne crois pas que c’était la faute de la
Turquie, ou la faute du principe [du zéro problème].C’est le résultat d’une
incapacité à ajuster la politique de la Turquie à un environnement tumultueux
dans lequel l’histoire s’accélère. Notre ministre des affaires étrangères comprend
sans doute très bien l’importance historique de cette transformation, mais il
ne parvient pas à ajuster la politique turque d’une manière qui permettrait de
réduire les dangers qui découleront des évènements en cours. C’est le problème.
Quand on nous demande si nous devrions
continuer à serrer la main d’un dictateur sanguinaire, j’aimerais rappeler à
tout le monde que le dictateur sanguinaire était déjà un dictateur sanguinaire
avant, aussi – il avait juste tué moins de gens à l’époque que depuis mars
2011. Il faut une zone grise qui se situerait entre avoir des dîners en privé
avec un dictateur sanguinaire et couper toutes les relations avec son régime.
La Turquie est devenue un acteur moins influent qu’elle aurait pu l’être
autrement.
Dans sa réponse aux critiques, le ministre
des affaires étrangères Ahmet Davutoğlu dit que la Turquie n’aurait pas pu se
présenter devant les rues arabes si elle n’avais pas fait le choix de se ranger
au côté du peuple.
Quelles rues arabes ? Quel peuple ?
Les Chrétiens, les Syriaques, les Nusaïris et les Sunnites laïques sont-ils
nécessairement des admirateurs de la politique turque ? Toutes les informations
dont je disposé donnent à penser que la population d’Alep est très mécontente
de la présence de l’Armée Syrienne Libre (ASL). Mais l’ASL trouve des armes qui
lui sont fournies par le Qatar et l’Arabie Saoudite et qui transitent par les
frontières turques.
Le fait que la Turquie est maintenant vue
comme une puissance inamicale par les Chiites dans la région est un échec de la
part de la diplomatie turque. Gardez en mémoire qu’un citoyen Turc est retenu
par une tribu chiite au Liban qui dit qu’elel le tuera pour punir la Turquie si
elle n’obtient pas ce qu’elle veut [la libération de membres de cette tribu
prisonniers des « rebelles » en Syrie]. Est-ce là l’image que nous
voulons donner au reste du monde ?
La Turquie n’affirmait-elle pas que sa
politique étrangère réussissait parce qu’elle se tenait à équidistance de
tous ? Quand vous regardez en ce moment, nous ne sommes capables de parler
avec aucun de nos voisins.
Mais vous avez dit vous-même que les
circonstances ont changé et que ce n’était pas forcément la faute de la
Turquie.
Lorsque, pour une raison ou votre principe ne peut plus être appliqué,
vous devez concevoir votre politique de sorte à ce que quand vous cherchez tout
seul à obtenir l’éviction de Bachar vous puissiez garder des relations normales
avec les autres voisins ; ce que nous avons échoué à faire. Il est évident
qu’ils [les dirigeants Turcs] avaient surestimé leur influence que le régime
syrien, ce qui devrait nous amener à
interroger la sagesse des politiques qui ont été menées ces huit dernières
années. Puis ils ont pris une position très forte contre le régime, soutenant
une guerre secrète à partir du territoire turc, particulièrement les zones
frontalières où les opinions sont très partagées sur ce qu’il est bon ou
mauvais [de faire].
Mais le gouvernement a demandé à ses
détracteurs, «Qu’aurions-nous du faire ? Rester assis et regarder Bachar
tuer son propre peuple ?
La politique étrangère, ce n’est pas la
morale. En faire maintenant une affaire de morale et reprocher à ses
détracteurs d’être amoraux est en soi immoral. Je pense que Bachar doit partir
et il partira, mais à quel prix ? A quel prix pour la population
syrienne ? On peut aussi dire, si vous êtes si moral, pourquoi
n’intervenez-vous pas militairement vous-même au lieu d’attendre que la
communauté internationale vous en donne la permission ? Même dans ce cas,
vous ne seriez pas disposé à la faire seul.
Les autorités turques ont régulièrement
affirmé que leurs alliés leur avaient apporté leur soutien pour une action
[éventuelle], mais quand les choses se gâtent, il n’y a plus personne. Ce qui
nous donne à comprendre où se situe le mauvais calcul effectué par nos
dirigeants.
A un moment, les Turcs ont cru qu’il y aurait
une intervention militaire occidentale.
Mais n’importe qui ayant examiné l’expérience libyenne pouvait
comprendre qu’il n’y avait aucune possibilité pour qui que ce soit d’intervenir
en Syrie. Prétendre que nous avons été induits en erreur ne donne pas une bonne
image de la diplomatie turque en termes de capacité d’anticipation.
Quand vous commencez à fournir des armes aux
rebelles et que vous faites ça pour les meilleurs raisons morales, vous créez
une situation par laquelle vous prolongez le conflit.
Si l’opposition n’avait pas été armée, Bachar
aurait continué à tuer. De quelles autres options disposait le gouvernement qui
a critiqué ses détracteurs pour ne pas s’être rangés du côté de la
morale ?
Comme le gouvernement ne pouvait pas
expliquer réellement à l’opinion quel était l’intérêt national dans tout ça, il
s’est constamment appuyé sur l’argument moral. L’argument moral ne peut être
qu’un aspect de la politique étrangère mais pas son fondement. La Syrie est très
importante parce que l’agitation dans ce pays affectera la stabilité en Turquie
même, ne serait-ce qu’en vertu de l’incroyable instabilité qu’elle va générer –
et qu’elle a déjà commencé à générer – dans la région. Le problème interne à la
Syrie de la rébellion contre un dictateur s’est transformé en lutte à couteaux
tirés entre des puissances régionales et des puissances extérieures, et cet
affrontement se fait le long de lignes sectaires.
La Turquie se retrouve maintenant plongée
dans une compétition géopolitique qui est définie en termes sectaires.
L’avantage qu’avait la Turquie avant le déclenchement de la crise syrienne
était que la Turquie n’était pas partie prenante des divisions sectaires dans
la région. Nous avons maintenant le résultat d’un an et demi de cette
politique, et ce résultat ne me frappe pas comme étant une brillante réussite. Quant
à l’action différente qui aurait pu être menée, j’aimerais bien que mon
gouvernement me dise exactement comment il définit nos intérêts nationaux – pas
en termes moralisateurs – et pourquoi il a accusé tous ceux qui soutenaient
Bachar de le faire pour des raisons sectaires, important ainsi dans notre pays
les divisions sectaires de la Syrie, puis de l’Irak et du Liban.
Qu’est-ce qui motive le gouvernement ?
Les Sunnites vont arriver au pouvoir ;
parmi les Sunnites, les Frères Musulmans seront la force prédominante. Avec la
Tunisie et l’Egypte, il y aura des gouvernements de la même famille politique
tout autour de nous à l’exception de l’Irak. Je sais qu’ils protestent quand on
leur reproche leurs politiques sectaires, mais c’est ainsi que leurs politiques
sont lues ailleurs dans le monde.
.
Une politique étrangère ne peut pas reposer
sur des motivations idéologiques ou sectaires ; si c’est le cas, vous commettrez
certainement des erreurs.
Quelles seront les conséquences de la crise
syrienne sur la question kurde ?
Elle enhardit le PKK (le Parti des
Travailleurs du Kurdisan, illégal). En termes historique, ce qui se passe est
le démantèlement d’un ordre régional qui a été créé sur les décombres de
l’Empire Ottoman, principalement par la Grande Bretagne et la France.
Cet ordre était fondé sur la suprématie
incontestée des Arabes Sunnites. Ce que nous voyons, c’est l’effondrement de
cet ordre et la création d’un ordre nouveau. En termes historiques,
l’arrangement (franco-anglais) de 1918 – 1922 n’avait pas reconnu à la très
importante population kurde son droit à l’autodétermination. Cette fois-ci, il
semble que les Kurdes vont être les gagnants du nouvel ordre en train de se
former. Il y a environ 30 millions de Kurdes répartis sur quatre pays ;
dans une période de renouveau du nationalisme partout, ceci est une conséquence
politique de la dissolution du nouvel ordre régional.
Le meilleur atout du gouvernement consistait
à porter sur la situation le regard qui s’imposait ; c’est-à-dire un
regard en termes historiques. Le gouvernement n’a pas accordé crédit aux
théories du complot. L’ironie veut que si vous regardez les choses d’un point
de vue historique, le fait que les Kurdes ont désormais voix au chapitre sur
leur destin fait aussi partie du processus historique. Il montre aussi à quel
point la Turquie, gouvernement inclus, a commis une erreur en ne réglant pas
son propre problème kurde et en marginalisant complètement le PKK. Même si la
question kurde est résolue, le PKK pourrait continuer ses actes de violence qui
sont ce dont il se nourrit.
Comme nous avons nos propres lignes de faille
ethniques et sectaires à prendre en considération, ce gouvernement aurait dû
être plus prudent – tant dans sondiscours que dans sa politique.
Qui est Soli Özel?
Soli Özel est éditorialiste pour le quotidien
Habertürk, où il est aussi rédacteur en chef de la rubrique politique étrangère.
Il fait partie actuellement de l’équipe
professorale de l’université Kadir Has à istanbul.
Il a un diplôme de master spécialisé sur le
Moyen Orient obtenu à la John Hopkins University’s School of Advanced
International Studies. Il a publié de nombreux articles dans des journaux
étrangers et dans des revues universitaires. Il a récemment co-écrit : ”Turkey:
Model, order-setter or trade partner,” publié par l’Istituto Affairi Internazionali
et le German Marshall Fund.
Son article “Turkey in the face of
Eurosclerosis” pour le German Marshall Fund sera publié le mois prochain
Libellés : Ahmet Davutoğlu, Alaouites, Alevis, Armée Syrienne Libre, Bachar al-Assad, Irak, Kurdes, Kurdistan, Liban, Libye, PKK, Recep Tayyip Erdogan, Soli Özel, Syrie, Turquie
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