Un regard nuancé sur la Syrie
Quand
on s’intéresse à ce qui se dit sur la Syrie dans la presse, force est de
constater que le discours dominant ne fait pas dans la nuance. Bachar al-Assad
semble être une nouvelle incarnation du mal (après Mouammar Kadhafi, Saddam
Hussein, et même le colonel Gamal Abdel-Nasser) tandis que l’opposition armée représente
le Bien.
C’est l’Occident
qui le dit, alors c’est vrai.
De
fait, la parole des autorités syriennes est généralement inaudible dans nos
médis sauf à être déformée par les artifices de propagande dont est coutumière
la presse «libre.»
Certes
cette parole du gouvernement syrien n’est probablement pas très nuancée non
plus. On peut cependant y accéder indirectement par le site InfoSyrie qui est
farouchement pro-gouvernemental mais semble pourtant s’astreindre à un minimum
de pondération qu’on peine à observer dans nos journaux.
C’est
précisément cette problématique que traite Stephen Starr pour Foreign Policy.
S’il n’est
pas indulgent à l’égard du gouvernement syrien, Starr insiste cependant sur la complexité de la situation, la réalité
du soutien d’au moins une partie significative de la population au président en
exercice, sur le fait que nous sommes sous-informés sur la situation sur le
terrain et que le comportement des journalistes ne facilite en rien la compréhension
des évènements.
Incidemment,
il nous apprend que les journaux avec lesquels il collabore habituellement ont
refusé de publier certains de ses articles qui ne collaient pas avec la vision
du régime bourreau et des opposants paisibles victimes.
Une invitation
à la modestie et au respect de l’éthique professionnelle de la part de quelqu’un
qui n’a séjourné que cinq années en Syrie
Ce qui se passe en Syrie est trop compliqué
pour s’expliquer dans un gros titre
Par Stephen Starr, Foreign Policy (USA) 23
juillet 2012 traduit de l’anglais par Djazaïri
Paphos, Chypre - A Jdaydieh Artouz, une ville
à une quinzaine de kilomètres au sud-ouest de Damas qui est le foyer d’un
mélange de sunnites, d’alaouites et de chrétiens, des manifestations ont eu
lieu presque quotidiennement pendant près d’une année. Pourtant, les forces de
sécurité, basées dans un commissariat de police à quelques centaines de mètres
de l’endroit où les manifestants se rassemblaient régulièrement, les ignoraient
en général. Une nuit pluvieuse et froide de janvier, alors que j’étais sorti
pour chercher des sandwiches au shawarma, j’ai vu des voitures avec des
portraits de Bachar al-Assad qui ornaient la lunette arrière passer à quelques
mètres des irréductibles manifestants. Aucune des deux parties n’avait semblée
être offusquée. A l’exception d’incidents isolés dans lesquels quelques
manifestants avaient été tués, la ville est restée calme tout au long du
soulèvement – jusqu’à ce 19 juillet quand des combattants rebelles ont tiré des
salves de RPG sur le commissariat de police, tuant cinq agents.
Ayant résidé dans cette ville pendant les onze
mois du soulèvement, j’ai essayé sans y parvenir de faire publier des articles
s’interrogeant sur pourquoi le régime tolérait des manifestations ou autorisait
la liberté de réunion dans certaines zones, mais pas dans d’autres. Ces
incidents ne collaient pas avec le discours qui veut que toutes les
manifestations aient été violemment réprimées. Elles l’ont été en majorité,
bien sûr – et souvent brutalement – mais l’image d’ensemble était d’une
complexité déroutante.
Cependant, comme les militants hostiles au
régime ont réussi là où j’ai échoué, l’histoire de Jdaydieh Artouz a été
déformée, à en être presque méconnaissable. Des centaines de vidéos diffusées
sur YouTube présentent au monde extérieur une vision selon laquelle la ville
était en rébellion ouverte, qu’elle était unie dans son opposition au
gouvernement syrien.
Mais demandez aux familles chrétiennes,
druzes et chiites parmi auprès desquelles j’ai vécu à Jdaydieh si elles
soutiennent la révolution, et la grande majorité vous répondra, en privé, que
ce n’est pas le cas. Aujourd’hui, les chrétiens craignent de voir leurs églises
étroitement contrôlées par ce qui serait probablement un gouvernement
conservateur sunnite si la rébellion l’emportait. Ils se demandent si les
femmes se verraient dire comment s’habiller.
A Jdaydieh, comme dans beaucoup d’autres
villes et villages en Syrie, la bière, la vodka et les spiritueux se vendent
de jour comme de nuit dans des kiosques aux coins des rues ; les chrétiens
peuvent célébrer ouvertement leurs fêtes religieuses en marchant en procession
dans les rues au centre des villes. Ils apprécient la liberté associée au – et
selon leurs propres termes, «autorisées par le» - régime d’Assad. Dans
l’ensemble, ils ne sont pas partie prenante de cette révolte.
Mais il n’y a pas que les minorités pour
craindre le changement. La nouvelle classe moyenne de Syriens qui occupent les
emplois de la banque, conduisent des voitures à 15 000 dollars et qui
élèvent leurs jeunes enfants se sent menacée par la révolte. Beaucoup dans ce
groupe de nouveaux riches ont peur de perdre les privilèges qu’ils ont obtenus
et dont ils ont bénéficié pendant le régime d’Assad. Pour eux, la paix et la
prospérité, c’est la Syrie d’avant mars 2011.
Les difficultés pour informer en Syrie –
particulièrement dans les zones en dehors de Damas – sont évidentes. Beaucoup
de journalistes de renom ont payé le prix ultime. (Suite à une affectation dans
un secteur de Damas est qui avait été le théâtre d’affrontements entre des
rebelles et l’armée syrienne, j’ai choisi de quitter le pays. J’ai rendu compte
de scènes choquantes auxquelles j’ai assisté sur place et je commençais à être
de plus en plus obsédée à l’idée de pâtir des séquelles de mon séjour.)
Quand je résidais en Syrie, je ne me suis
jamais risqué à aller à Homs ou à Deraa, deux des villes frappées le plus durement
par les troupes d’Assad, de crainte d’être expulsé – sort qu’on connu beaucoup
de journalistes qui couvraient le conflit. Par conséquent, la plus grande
partie de la Syrie est resté un trou noir pour moi. Je pouvais entendre le
bruit des obus qui s’abattaient dans les champs autour de mon appartement, mais
leur bruit sourd ne m’informait guère sur ce qui se passait en dehors de la
ville.
Même dans le microcosme de Damas, il n’était
pas facile d’avoir une bonne vision de ce qui se passait : les opinions
des gens déformaient inévitablement leur compréhension des évènements. Passant
par les checkpoints de l’armée, je me rendais régulièrement dans des villes
près de la capitale, où les sunnites manifestaient tandis que les populations
minoritaires se recroquevillaient dans la peur. Mes contacts dans ces villes,
tous de groupes minoritaires, m’expliquaient qu’ils apportaient du whisky et de
la nourriture aux forces de sécurité qui tiennent les checkpoints ; ils
leur transmettent des informations, des renseignements; ils soutiennent à fond
le gouvernement.
La vérité est brouillée quand les organes de
presse sont obligés de recourir à des vidéos YouTube pour dire au monde ce qui
se passe en Syrie. Quoique souvent authentiques, de tels vidéoclips sont
extrêmement difficiles à vérifier. Le plus gênant cependant, c’est qu’elles ne
sont pas nuancées par leur contexte – chose qui ne peut résulter que du travail
des journalistes sur le terrain. Ce sont pourtant des vidéos faites par des
militants diffusées par les chaînes de télévision du monde entier qui ont
modelé notre réflexion et nos opinions sur la Syrie. Le conflit devient noir et
blanc quand on le regarde par une telle lorgnette : le régime d’Assad est
mauvais et les rebelles sont les bons. La vérité est, bien entendu, plus
compliquée que ça.
Un autre défi de poids auquel font face les
journalistes en Syrie est qu’ils doivent soit suivre la voie officielle –
demander un visa auprès du gouvernement syrien et se résigner à une mascarade
chorégraphiée qui fait du régime la victime de terroristes sanguinaires – ou
ils doivent franchir illégalement la frontière turque ou libanaise avec l’aide
des forces rebelles.
Contrairement à ce qui pu être dit, le
gouvernement syrien autorise les journalistes à entrer dans le pays. Des
équipes de Fox News, de la chaîne britannique ITV ont récemment obtenu des
visas de dix jours pour couvrir la Syrie à partir de la capitale. Beaucoup de
ces journalistes font des reportages sur les soldats blessés dans les hôpitaux
et ont remarqué que la Syrie est en fait un pays divisé et qu’un soutien
significatif existe en faveur du régime. Mais les limitations du journalisme officiel
sont multiples. Les chaperons du gouvernement mettent des restrictions sur les
déplacements et les contacts avec les locaux, ce qui rend difficile de sortir
quoi que ce soit qui ne colle pas avec le discours du régime.
L’intégration [embedding] avec les rebelles,
qui sont aussi avides de se présenter comme des victimes plutôt que comme des agresseurs, est de la même
manière une source d’obstacles pour accéder à la vérité. Mais les rebelles sont
du genre compliqué. Elizabeth Palmer, une journaliste de CBS a récemment réussi
à fausser compagnie à ses chaperons gouvernementaux et est partie à la
recherche de combattants de l’Armée Syrienne Libre. Cependant, quand elle les a
trouvés, ils lui ont tout de suite dit qu’elle serait exécutée en raison des
cachets du gouvernement syrien sur son passeport. D’autres journalistes
couvrant les évènements dans la campagne ont signalé le caractère menaçant des
insurgés.
Du fait des obstacles aux reportages à
l’intérieur de la Syrie, on entend peu de choses sur ce que pense l’importante
communauté arménienne d’Alep. On ne comprend pas vraiment pourquoi les
Ismaéliens de Syrie sont la seule minorité à soutenir la révolte. Lattaquié,
sur la côte au nord-ouest, est la ville de Syrie où vit la plus grande
population alaouite – mais nous ne savons pas où ils se voient dans une Syrie
future. Peu de journalistes ont essayé de parler à des civils dans des parties
du pays éloignées de Damas. Et les articles qui explorent les particularités
individuelles des petites villes sont trop rares.
Aujourd’hui, le régime épouse ouvertement le
sectarisme (il a par exemple fourni des armes aux alaouites qui vivent dans le
quartier de Mezzeh 86 à Damas), mais c’est aussi le cas des civils sunnites qui
soutiennent la révolte. Des civils alaouites sont assassinés pour l’unique
raison de leur appartenance religieuse. Dans un cas, une institutrice alaouite
a été désignée sur un réseau social et tuée par la suite. (Sa mort avait été
fêtée sur des pages Facebook haineuses qui ont été ensuite retirées.) Un Syrien
qui travaille pour la presse internationale m’a dit que sunnites et alaouites
ne pouvaient plus vivre ensemble, qu’une partie des alaouites devraient être
refoulée vers les montagnes de l’ouest de la Syrie.
Au milieu des récents combats à Damas, des
militants ont demandé à Dieu d’élever la ville au même statut que La Mecque,
Médine et Jérusalem. Je me demande ce qu’en pensent les druzes et les chrétiens
de Syrie. Je me demande aussi ce que les sunnites pensent des chrétiens qui
encouragent discrètement le régime à balayer les manifestants.
Mais il y a une fracture encore plus grande
qui s’ouvre en Syrie et qui a été négligée à cause des difficultés pour couvrir
le conflit. C’est la division entre les militants et les rebelles qui frappent
le régime d’Assad pour le faire tomber et ceux qui veulent simplement vivre
tranquillement – peu importe qui est au pouvoir. La complexité de la situation
a peut-être été le mieux résumée par un dentiste de 28 ans avec qui j’avais
parlé à Damas en janvier dernier : «Nous détestons le régime, mais nous
voulons la paix, » avait-il dit à plusieurs reprises. «Mieux vaut le
régime qu’une guerre civile.»
La nature compliquée du conflit en Syrie,
couplée aux obstacles auxquels sont confrontés les journalistes, a joué en
faveur d’une présentation simpliste des év-èléments. Mais la réalité est que de
nombreux Syriens ne soutiennent ni le régime, ni la révolte. C’est la majorité
silencieuse syrienne, et elle payera probablement un prix élevé pour ce qui a
été estampillé comme une lutte du bien contre le mal. Le régime d’Assad est au
point de départ de cette révolte – il avait choisi les armes au lieu du
dialogue – mais sa politique de division mène depuis sa propre vie. Trop souvent
aujourd’hui, de sont des Syriens qui tuent d’autres Syriens, mais en lisant les
informations vous risquez de ne jamais le savoir.
Stephen Starr a
vécu en Syrie de 2007 à février de cette année. Son livre, Revolt in Syria: Eye-Witness
to the Uprising, a été publié en Europe. Dans le cadre de son tavail de
journaliste, Stephen Starr a également couvert le Liban et l’Irak. Il collabore
avc de nombreux journaux ou médias dont The Los Angeles Times, The Irish Times,
USA Today, The Times ou encore la BBC.
Libellés : Bachar al-Assad, Damas, Homs, Jdaydieh Artouz, Lattaquié, propagande, Syrie
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